Chapitre III
Le professeur Clairembart avait ignoré le verre de whisky and soda posé devant lui par Morane. Son étonnant visage à la fois vieux et enfantin – enfantin sans doute par l’extraordinaire jeunesse du regard – se détachait en pâle dans la pénombre du salon-bureau, car Bob avait éteint le plafonnier pour laisser allumée sa lampe de travail seulement. Devant chaque œil du vieillard, la réverbération de la lampe posait, sur les verres des lunettes, comme deux perles d’argent fondu.
Clairembart parlait d’un ton soutenu, sans jamais hésiter sur les mots, sûr, en conférencier aguerri, de l’efficacité de ses périodes.
« À cette époque, il y a une vingtaine d’années de cela, j’explorais une des chaînes de collines rocheuses, entrecoupées de gorges profondes, qui s’étendent de la vallée du Nil aux plages de la mer Rouge. J’étais accompagné seulement de mon guide indigène, Ali, et de quelques mulets de bât transportant mon matériel de chercheur.
« La vallée encaissée que nous suivions passait pour renfermer le tombeau de Nefraït, appelée « La Princesse Fantôme » par les fellahs. D’après eux, ce tombeau, bien qu’ayant servi réellement de sépulture, était vide depuis longtemps. S’il fallait en croire la rumeur populaire, des pilleurs de tombes l’avaient un jour découvert, à la fin du siècle dernier, et, après l’avoir exploré, n’y avaient trouvé aucun trésor, aucun sarcophage, aucune momie. Pourtant, avant leur arrivée, la tombe était soigneusement fermée et scellée. À coup sûr, d’autres voleurs, qui pouvaient les avoir précédés, ne l’auraient pas refermée aussi hermétiquement après leur passage et, d’ailleurs, les scellés paraissaient fort anciens. Par la suite, le secret de l’emplacement du tombeau avait été perdu et une légende avait couru, selon laquelle la jeune et belle princesse Nefraït était sortie de sa tombe, tout de suite après sa mort, pour errer à jamais, fantôme gracieux et redoutable, à travers le monde des vivants.
« Personnellement, je ne croyais pas à ces légendes, poétiques ou terribles, qui, pourtant comme la prétendue malédiction de Toutankhamon, confèrent l’attrait du mystère aux recherches archéologiques. Ali, lui, devait être d’un tout autre avis, car plus nous avancions à travers la vallée rocheuse et aride, plus il montrait des signes d’inquiétude. À un moment donné, comme il cheminait en tête, il arrêta sa mule et se tourna vers moi avec une grimace de mécontentement peinte sur ses traits d’habitude si sereins.
« — Ali pas aimer aller plus avant, dit-il. Lui sentir mauvaises choses.
« Je haussai les épaules et me moquai doucement des inquiétudes de l’Égyptien.
« — Si Ali avait de longues oreilles et une queue pour chasser les mouches, fis-je, il ressemblerait tout à fait à l’animal qu’il monte. En tout cas, il a aussi peu d’esprit que lui. Moins d’esprit même, car les mulets, eux, ne croient pas aux histoires de princesses mortes depuis deux mille ans et qui se promènent depuis à travers les collines. Balade-toi un peu pendant deux mille ans parmi ces rocs et tu auras de fameuses cloches aux pieds. Ta princesse Nefraït doit avoir les jambes usées jusqu’aux genoux.
« Ali me lança un regard désapprobateur et secoua la tête.
« — Ali Mouhamoud pas bête comme mulet, dit-il. Ali savoir compter jusqu’à vingt. Mulet pas savoir. Ali savoir aussi que les fantômes n’ont pas besoin de souliers pour se promener. Fantômes marcher sans toucher le sol.
« La logique puissante de cette dialectique me désarma. À coup sûr, Ali devait avoir raison. Il savait compter jusqu’à vingt, et moi, l’ami d’Einstein et d’Howard Carter, je n’étais qu’un âne bâté, un vieil imbécile, bon depuis toujours pour la retraite.
« Sachant combien il est inutile de discuter avec un guide égyptien, surtout s’il dit savoir compter jusqu’à vingt, je décidai de faire halte pour laisser les animaux souffler un peu et aussi pour permettre à Ali de calmer ses sottes frayeurs.
« À peine avions-nous mis pied à terre qu’un bruit étrange se fit entendre. Une sorte de longue rumeur faite de petits claquements secs et d’un roulement continu de sifflet à bille enroué. Tout de suite, ce bruit, malgré son étrangeté en un tel lieu, me parut familier. Mais où l’avais-je entendu ? J’aurais bien eu de la peine à le dire.
« Déjà Ali était remonté sur sa mule et tentait de la faire avancer en criant :
« — Fantôme venir prendre Ali pour l’emmener avec lui dans les ténèbres. Ali vouloir partir loin.
« — Sacré poltron, hurlai-je, si tu tentes de fuir et que je te rattrape, je te tue tout net et couds ton corps dans une peau de cochon. Ainsi, Allah ne voudra plus de toi.
« Cette menace, que je ne songeais évidemment pas un seul instant à mettre à exécution, calma le bon mahométan qui sommeillait depuis toujours au fond d’Ali Mouhamoud. Son visage devint vert comme une feuille de lotus et il cessa de houspiller sa monture.
« — Toi faire cela ? demanda-t-il.
« Je hochai la tête affirmativement.
« — Bien sûr que je le ferai, dis-je d’un air farouche.
« Le ton de ma voix et ma mimique durent être convaincants, car Ali, peu soucieux de se voir le paradis d’Allah à jamais interdit, mit pied à terre et vint me rejoindre en tremblant de tous ses membres.
« Cependant, le bruit mystérieux et pourtant familier continuait à se faire entendre. Il semblait provenir d’une étroite faille fendant la falaise de haut en bas. Précautionneusement, je m’avançai dans cette direction. Je savais ne pas avoir à craindre l’attaque d’un fauve et, moins encore celle d’un fantôme, mais mon cœur battait cependant sur un rythme accéléré. Ne voulant à aucun prix demeurer seul, Ali me suivait pas à pas, en marmottant des prières sans doute particulièrement efficaces.
« Quand j’atteignis la faille, large à peine pour laisser passage, de flanc, à un homme de corpulence fort moyenne, le bruit se fit plus précis. Il était tout proche à présent. Derrière moi, j’entendais les tremblements convulsifs d’Ali dont les dents s’entrechoquaient à la façon d’un jeu d’osselets doucement agités.
« Ma curiosité était plus que jamais aiguisée, et je me glissai de côté dans la faille qui, bien qu’à ciel ouvert, était plongée dans une pénombre épaisse. J’avançai ainsi, péniblement, à la façon d’un crabe, pendant une dizaine de mètres. Le bruit était à présent tout proche, à en devenir presque palpable, et soudain la pénombre se dissipa. La faille prenait fin brusquement. Le jour revint. Non pas un jour total, brillant, dévorant comme celui que je venais de quitter, mais une sorte de jour d’aquarium, vaguement verdâtre et accompagné d’une température fraîche. On se serait cru tout à coup transporté dans le patio de quelque riche maison arabe. Et, de fait, c’était un peu un patio, cette étroite vallée s’offrant à mes regards. Les hautes murailles, légèrement en surplomb, qui la cernaient ne permettaient pas au dur soleil des déserts de brûler son sol, où un ruisselet gazouillant courait sur les pierres pour finir par se perdre quelque part dans les entrailles du roc. Bien irriguée, protégée des rayons dévorants du soleil, toute une épaisse végétation de menthe sauvage poussait au fond de la vallée et, dans cette végétation, des centaines de pigeons ramiers s’ébattaient, roucoulant, battant des ailes, sans jamais quitter sans doute ce coin béni.
« À présent, je pouvais donner un nom à l’étrange bruit. Je savais où je l’avais entendu : chez un vieil ami possédant un colombier dans sa villa, près de Paris. Ali, qui m’avait suivi et avait à présent cessé de trembler, se mettait à fanfaronner.
« — Ali savoir pas besoin d’avoir peur, disait-il. Ali Mouhamoud brave et savant, et lui savoir seulement pigeons. Beaucoup pigeons. Ali compter…
« Et mon poltron de guide commença à compter les pigeons. Pour lui, c’était comme s’il avait voulu dénombrer les grains de sable du désert. Il s’y reprit plusieurs fois. En anglais, puis en français. En anglais, il allait jusqu’à onze et en français jusqu’à neuf seulement. Je m’aperçus alors que, quand il disait savoir compter jusqu’à vingt, il se vantait, mais avec beaucoup d’astuce puisque onze plus neuf cela fait bien vingt. D’une voix lourde d’impatience, j’empêchai mon guide de continuer ainsi à concurrencer mon vieil ami Albert Einstein.
« — Ali Mouhamoud est un âne, dis-je. Si « La Princesse Fantôme » l’avait emporté, c’eût été un grand bienfait pour tous.
« Je me baissai, arrachai un brin de menthe, le mis entre mes dents et m’avançai vers le fond de la vallée, qui se terminait en cul-de-sac. Au milieu de la paroi finale, une grande dalle carrée s’élevait, encore scellée à la paroi rocheuse en son pourtour. Pourtant, au centre, la dynamite des pilleurs de sépultures y avait creusé un trou béant.
« Toujours suivi d’Ali qui se remettait à trembler maintenant, je tirai ma torche électrique et m’enfonçai dans l’ouverture. C’était un tombeau comme tous les autres, avec ses antichambres, ses couloirs et sa salle funéraire. Pourtant, les pillards ne devaient rien y avoir trouvé, car je n’y remarquai aucun débris de sarcophage ou de momie. La tombe ressemblait à un appartement vide, dont l’occupant a fui, emportant les meubles. Il ne pouvait être question de supposer que les restes du défunt eussent été recueillis par une mission scientifique, car, si l’on avait fait des découvertes dans cette vallée, je l’aurais su à coup sûr. Une seule solution demeurait possible : cette tombe avait jadis été creusée à l’intention de quelque personnage important qui, pour une raison quelconque, n’avait pu y être enseveli.
« Je fis alors une découverte fort intéressante. En inspectant la muraille, faite de pierres schisteuses rapportées de la salle funéraire, j’y découvris un profil de jeune femme gravé en bas-relief. Tout près, un cartouche de signes hiéroglyphiques donnait le nom de la personne représentée : Nefraït. Ainsi, j’avais redécouvert le tombeau de la mystérieuse princesse. Quant au profil, il était, dans les grandes lignes, semblable à celui, peint, bien des années après la mort de Nefraït, par Fosco Pondinas, obscur artiste de la Renaissance italienne. Vous avez le tableau sous les yeux et, chez moi, je possède, moulée dans la pierre schisteuse, la copie du bas-relief original. Bientôt, vous pourrez comparer les deux images et vous serez alors frappés par la ressemblance.
« Je ne voudrais cependant pas anticiper sur les événements. En effet à l’époque de ma découverte, je ne connaissais pas encore l’existence du tableau. Je n’avais non plus jamais entendu parler de Fosco Pondinas.
« Sur une autre muraille de la salle funèbre, d’importants groupes d’hiéroglyphes, racontant sans doute l’histoire de la défunte, demandaient à être déchiffrés sur place. Je dressai donc mon camp dans l’édénique vallée aux ramiers et, jour après jour, étudiai ces signes apparemment mystérieux mais qui, depuis les inoubliables travaux de Champollion, sont aujourd’hui déchiffrés par tous les égyptologues dignes de ce nom.
« Il me fallut ainsi une bonne semaine pour reconstituer, le plus fidèlement possible, l’histoire de Nefraït, la « Princesse Fantôme ». Si j’avais bien lu, celle-ci, très belle et gaie, devait avoir été la fille d’un fort important personnage de la cour de Cléopâtre. Elle venait d’avoir vingt ans lorsque, après la bataille de Pharsale, en l’an 48 avant notre ère, bataille qui, comme vous le savez, opposa Pompée à César, les Romains débarquèrent en Égypte, parés d’une gloire rendue plus éclatante encore par le renom de leur chef : Caïus, Julius César.
« Parmi la suite de ce conquérant fameux, se trouvait un jeune général, patricien romain fort riche, nommé Octavius Pondinium. Il était beau, vigoureux, s’était couvert de gloire dans vingt batailles et, souvent, César, suprême honneur, lui posait la main sur l’épaule en l’appelant son ami. Quand Nefraït rencontra le jeune guerrier à la cour de Cléopâtre, elle sentit aussitôt que rien, avant ce moment, n’avait existé. Quant à Pondinium, jamais, dans les pays qu’il avait traversés, il n’avait rencontré créature plus idéalement belle ni plus aimable. Nefraït épousa donc Octavius Pondinium et lui donna deux fils, des jumeaux, aussi beaux que leur mère était belle et aussi ardents et forts que leur père l’était. Cinq années heureuses passèrent – toujours selon mon interprétation des hiéroglyphes. Ensuite, les besoins de la guerre et de la politique forcèrent Pondinium à quitter l’Égypte. Comme, à cette époque, le père prenait soin de ses enfants mâles, il emmena ses fils avec lui à Rome, promettant à Nefraït de revenir au plus vite la rejoindre. Mais Nefraït ne le revit jamais, pas plus que ses fils, car elle mourut quelques mois après le départ de son époux, emportée par une fièvre maligne. Après l’avoir embaumée, on l’inhuma, avec toutes ses richesses, dans ce tombeau creusé dans le roc d’une colline perdue, et la pierre fut scellée sur son sarcophage…
« L’histoire s’arrêtait là. Qu’était devenu le corps de Nefraït, qui avait si inexplicablement vidé son tombeau ? Cela demeurait un mystère. Je ne devais en trouver l’explication que dix ans plus tard. J’étais alors en Italie et, parti de Naples, j’excursionnais à travers la Campanie, quand les hasards de la route et, aussi, d’un gosier sec, me firent frapper à la porte d’une blanche villa, où je fus reçu avec beaucoup d’égards et de gentillesse. Cette villa appartenait au Signor Guiseppe Pondinas et j’y demeurai plusieurs jours. Mon hôte et son épouse s’intéressaient à l’archéologie et tout naturellement, j’en vins à parler de la mystérieuse princesse Nefraït et de la façon dont j’avais découvert son tombeau vide. Quand j’eus achevé mon récit, Guiseppe Pondinas, qui m’avait écouté avec un énorme intérêt, se leva et me dit :
« — Professeur, je crois pouvoir vous aider à compléter l’histoire de la princesse Nefraït, qui semble vous tenir tant à cœur.
« Je sursautai, surpris.
« — Que voulez-vous dire ?
« Mon hôte sourit, comme s’il s’amusait de ma surprise.
« — Vous vous souviendrez peut-être, fit-il, que le jeune général romain qui épousa la princesse Nefraït s’appelait Octavius Pondinium…
« Je l’interrompis.
« — Bien sûr, je m’en souviens, mais je ne vois toujours pas…
« Il eut un geste de la main, comme pour m’inciter à la patience.
« — Laissez-moi achever, Professeur. Le jeune général romain s’appelait Pondinium et moi, je m’appelle Pondinas. Vous ne voyez toujours pas ?
« Je ne voyais que trop bien, et j’aurais blêmi de surprise si je n’avais aussitôt douté de la sincérité de mon hôte.
« — Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Pondinas ? demandai-je.
« Il secoua la tête et me regarda droit dans les yeux.
« — Ai-je l’air d’un plaisantin, Professeur ?
« Son ton, la sincérité peinte sur le visage de mon interlocuteur me convainquirent cette fois. Ayant habituellement l’élocution facile, l’étonnement m’empêchait à présent de trouver mes mots. Je réussis seulement à balbutier :
« — Vous ne voudriez pas dire que Pondinium et vous ?… Que vous êtes ?…
« — Que je suis peut-être le descendant d’Octavius Pondinium ? C’est bien cela…
« Je secouai la tête, repris par mon incrédulité.
« — Non, ce n’est pas possible. Jamais personne n’a pu remonter aussi loin dans son ascendance. Vous rendez-vous compte, connaître des ancêtres vieux de deux mille ans ! On ne connaît même plus les descendants de Charlemagne et vous voudriez me faire croire que vous avez la certitude de descendre d’un obscur général de la Rome antique, dont l’Histoire n’a même pas retenu le nom…
« Guiseppe Pondinas hocha la tête dubitativement.
« — Je sais que tout cela doit vous paraître absurde, Professeur. Pourtant, un hasard vous a fait découvrir la tombe de la princesse Nefraït. Un second vous a conduit jusque chez moi. Laissez-moi vous parler d’un autre hasard qui a permis à un de mes ancêtres, le peintre Fosco Pondinas, qui vivait au XVe siècle, de créer un lien, bien précaire, il est vrai, entre notre nom et celui de Pondinium…
« Mon hôte parla longtemps. Je ne ferai donc que vous résumer ici ses paroles.
« Fosco Pondinas était un riche marchand qui, retiré jeune encore des affaires, avait, poussé par son admiration pour Raphaël, décidé de s’adonner lui aussi à la peinture. Après avoir été pendant plusieurs années l’élève du maître, il voulut voler de ses propres ailes et acheta une vaste propriété aux environs de Rome, propriété dans laquelle se trouvaient de nombreux vestiges de l’époque romaine. Un de ces vestiges avait d’ailleurs décidé de l’achat de la propriété : sur une vieille stèle dressée au milieu du vaste jardin, son nom était gravé, à moitié effacé par le temps : Pondinium. La similitude de ce nom avec le sien avait séduit Pondinas et il s’était aussitôt rendu acquéreur du domaine.
« Intrigué par ce mystérieux nom de Pondinium, l’ancien marchand, devenu peintre, fit un jour entreprendre des fouilles autour de la stèle. On n’y découvrit rien, sauf une grande urne de pierre, contenant seulement un rouleau de papyrus qui, une fois étalé avec mille précautions, se révéla gravé de caractères romains.
« Fosco Pondinas qui, malgré ses antécédents mercantiles, possédait une certaine érudition, entreprit de les déchiffrer. De cette façon, il connut l’histoire d’Octavius Pondinium et de la princesse Nefraït, leurs épousailles, leur séparation et la mort de la malheureuse princesse. En apprenant cette mort, Pondinium avait fait exhumer la momie du tombeau fraîchement fermé, lequel avait ensuite été rescellé avec soin. Le sarcophage, ainsi que tous les trésors funéraires, contenus dans les amphores, avaient été transbordés sur une galère qui mit aussitôt le cap sur Ostie, le port de Rome, où Pondinium comptait donner une somptueuse sépulture aux restes de son épouse. Malheureusement, le corps de l’infortunée Nefraït ne devait jamais atteindre l’Italie, car, à peine sortie des bouches du Nil, la galère fut assaillie par une tempête et se perdit corps et bien au large des côtes africaines. Pondinium, qui échappa au naufrage, tenta bien par la suite de faire remonter le sarcophage, mais l’épave reposait par quelque quarante mètres de fond, et tous les efforts des plongeurs furent vains. Le mémoire indiquait le lieu du naufrage et la situation de l’épave par rapport à la côte.
« Enflammé par cette lecture, Pondinas se mit à échafauder une supposition hardie. Déjà, la similitude de son nom avec celui de Pondinium l’avait intrigué. Il se souvint que sa nièce possédait des traits nettement égyptiens, avec des yeux noirs longs fendus, des lèvres au dessin ferme et un teint d’abricot. Était-elle la lointaine descendante d’Octavius Pondinium et de la princesse Nefraït ? Il le crut, et il considéra aussitôt le général romain comme son ancêtre. Malheureusement, sa trouvaille s’ébruita et des malandrins, attirés par les trésors reposant au fond de l’eau, tentèrent de s’approprier le manuscrit romain. Leur tentative échoua, mais l’expérience rendit Fosco Pondinas plus sage. Il prit une toile blanche et, après y avoir dessiné, en se basant sur les renseignements du manuscrit, un plan succinct indiquant l’endroit du naufrage, il peignit par-dessus l’image de sa nièce en princesse égyptienne. La toile terminée, il lui donna le nom de « Belle Africaine », et il détruisit le rouleau de papyrus. Ainsi, le secret serait bien gardé et, seul, un hasard pouvait permettre un jour de le découvrir. Malheureusement – ou heureusement sur la fin de sa vie, Fosco Pondinas ne put résister à la tentation d’écrire ses mémoires que, cinq siècles plus tard, Guiseppe, fort curieux de toute chose concernant le peintre, son ancêtre, retrouva dans les collections d’un amateur de vieilles archives, à Rome. Grâce à ces mémoires, il put connaître l’histoire d’Octavius Pondinium et de la princesse Nefraït. Le secret de la galère engloutie, des richesses et du sarcophage perdus demeurait, lui, prisonnier du tableau peint par Fosco Pondinas.
« Quand Guiseppe Pondinas eut achevé son récit, continua le professeur Clairembart, je ne pus m’empêcher, tout naturellement, de demander :
« — Et ce tableau, « La Belle Africaine », qu’est-il devenu ?
« Mon hôte haussa les épaules avec impuissance.
« — J’ai vainement tenté de le savoir, dit-il. Peut-être fait-il partie de la collection de quelque obscur amateur. Peut-être est-il détruit. Peut-être quelque gribouilleur contemporain a-t-il peint par-dessus trois carottes, deux navets et quelques pommes vaguement inspirées de Cézanne… Dieu seul le sait, et le secret de la galère engloutie est entre ses mains ».
Le professeur Clairembart se tut, attendant une question qui vint en même temps aux lèvres de Morane et de Reeves :
— Et le tableau, Professeur, comment l’avez-vous retrouvé ?
— Je l’ai cherché pendant des années, Messieurs, me documentant sur l’œuvre de Fosco Pondinas, recherchant tous ceux qui possédaient de ses toiles, compulsant d’innombrables catalogues. L’histoire de la princesse Nefraït me fascinait. Sa momie reposait au fond de la mer, peut-être encore intacte car, comme l’affirmait le texte hiéroglyphique trouvé dans le tombeau de la vallée aux ramiers, elle avait été ensevelie dans un double cercueil d’or soigneusement soudé et entre les parois duquel de la poix avait été coulée. Je voulais donc récupérer cette momie et les trésors, uniquement archéologiques à mon point de vue, engloutis avec elle. Pourtant, pour connaître l’emplacement du naufrage de la galère, il me fallait retrouver le tableau. Où était-il ? Existait-il encore ? Je commençais à désespérer de découvrir jamais sa trace, lorsque, voilà un peu plus d’un an, le catalogue d’un antiquaire londonien me parvint. Je l’ouvris et le parcourus sans grand enthousiasme. J’avais déjà essuyé tant d’échecs que l’espoir m’avait quitté. Soudain, je tressaillis. Les mots « La Belle Africaine », de Fosco Pondinas, peintre du XVe siècle, s’étalaient là en toutes lettres dans le catalogue. La description détaillée du tableau et de la signature de l’artiste suivait. Il n’y avait pas à douter, la toile que je cherchais depuis si longtemps était enfin à ma portée. Le prix en était accessible et je rédigeai aussitôt un télégramme pour demander à l’antiquaire de me réserver le tableau. Hélas !, une nouvelle déception m’attendait. Une lettre de Londres qui me parvint en retour m’apprit que « La Belle Africaine » avait été vendue entre-temps à un collectionneur français, le baron de Laville. Je me mis en communication avec ce dernier et lui offris de lui racheter la toile mais, malgré son nom et sa fortune, de Laville était un être peu courtois et il m’éconduisit. Par bonheur – excusez-moi de m’exprimer ainsi – de Laville mourut peu de temps après et ses biens furent mis en vente. Vous connaissez la suite. Je croyais réussir à acquérir la toile à l’Hôtel Drouot, quand votre intervention, monsieur Reeves – j’ai de l’argent mais je ne suis guère riche – vint une fois de plus ruiner mes espérances. C’est alors qu’à bout de patience, dominé par la seule idée d’arracher son secret au tableau, je me lançai dans cette absurde tentative de cambriolage…
Et le vieux professeur conclut :
— À présent, Messieurs, vous savez tout et pouvez, si tel est votre bon plaisir, téléphoner à la police.
Bob Morane se mit à rire doucement.
— Nous sommes bien décidés à le faire, Professeur, dit-il d’une voix narquoise, à moins que…
— À moins que ?…
— À moins que, en échange de notre clémence, vous nous permettiez de vous aider à rechercher la galère engloutie et le sarcophage renfermant la momie de la princesse Nefraït.
Une nouvelle fois, le professeur Clairembart laissa longuement errer ses regards sur ses deux interlocuteurs comme s’il tentait de lire dans leurs pensées.
— Je crois vous avoir dit, Messieurs, que la galère contenait, en plus du sarcophage, d’importants trésors funéraires. Pour moi, homme de science, ces trésors possèdent seulement une valeur archéologique. Je voudrais qu’il en soit de même pour vous.
Bob Morane se leva et dit d’une voix grave :
— Professeur, la fortune de mon ami Frank vous assure de son désintéressement. Quant à moi, vous m’offrez là une belle aventure, et je la prends à vos conditions. Plus tard, si nous découvrons la momie de la princesse Nefraït, j’écrirai l’histoire de cette découverte, et ce sera là ma seule récompense.
À ce moment, Frank Reeves, avec son esprit plus réaliste d’Américain, intervint :
— Minute, Bob, ne nous emballons pas. Qui te dit que toute cette histoire n’est pas un conte à dormir debout ? Il se tourna vers le tableau de Fosco Pondinas. Et qui nous dit que cette belle princesse ait autre chose que du vide derrière son petit front charmant ?
Morane hésita quelques instants avant de répondre. Son bon sens lui dictait d’épouser les doutes de son ami. Finalement, pourtant, il secoua la tête.
— Si tu veux mon avis, mon vieux Frank, fit-il, nous devons voir dans tout ceci autre chose qu’un conte à dormir debout. Les deux gaillards qui nous ont assaillis dans les jardins du Louvre ne ressemblaient en rien à des amateurs d’art. Quant à la visite du sieur Scapalensi, lequel, à mon avis, n’est pas plus collectionneur que toi et moi, elle me paraît bien insolite elle aussi. Trop de gens s’intéressent à cette toile…
Pendant que Bob parlait, une ombre avait passé sur le visage du professeur Clairembart.
— Trop de gens ? demanda-t-il. Que voulez-vous dire ?
Morane lui parla de l’agression à laquelle Frank et lui avaient été sujets à leur sortie de l’Hôtel Drouot. Il parla aussi de l’offre faite, quelques heures plus tôt, par Leonide Scapalensi. Cette fois, une inquiétude réelle se peignit sur les traits du professeur.
— Êtes-vous certain que vous et Guiseppe Pondinas connaissiez seuls le secret du tableau ? demanda Bob. Pondinas peut en avoir parlé à quelqu’un d’autre avant ou après vous avoir rencontré.
Clairembart eut un geste violent de dénégation.
— Pondinas n’avait parlé à personne du tableau avant ma visite et il m’a donné sa parole de n’en parler à quiconque par la suite. J’ai pu apprécier sa droiture et l’indiscrétion ne peut venir de sa part. Pourtant…
Le vieillard parut hésiter, puis il reprit aussitôt :
— Pourtant, je crois savoir comment le secret du tableau pourrait être parvenu à d’autres personnes. Peu après la guerre, désireux de connaître les termes exacts du message de Fosco Pondinas, j’écrivis à Guiseppe pour lui demander l’adresse du collectionneur romain possédant le manuscrit des mémoires. De cette façon, j’appris que, lors des combats qui dévastèrent l’Italie, la villa du dit collectionneur avait été pillée et que de nombreux manuscrits, dont celui de Fosco Pondinas, avaient disparu.
— Peut-être nos agresseurs de l’autre jour, ou Leonide Scapalensi, sont-ils les voleurs, fit Reeves. Décidément, je regrette de moins en moins la somme que m’a coûté ce tableau.
— Et moi donc ! s’exclama Morane qui, de toute façon ne perdait rien. Si les milliardaires s’ennuient parfois, il en va de même des anciens pilotes de chasse… Mais, avant de prendre l’aventure aux cheveux, il nous faudrait voir ce que cette adorable princesse a derrière la tête.
— Bien sûr, il le faudrait, intervint Reeves, mais comment ?
Le rire du professeur Clairembart retentit, sonore et rond comme le vrombissement d’un moteur bien rodé.
— Comment un docteur pourrait-il savoir, de façon certaine, si vous avez ou n’avez pas une tumeur au cerveau, monsieur Reeves ? demanda-t-il.
Un moment, l’Américain parut interloqué.
— En me radiographiant, dit-il finalement.
Il y eut à nouveau ce rire sans raté du professeur Clairembart.
— En vous radiographiant ! Ah ! Ah ! En vous radiographiant ! Et bien c’est ce que nous allons faire. Nous allons radiographier la « Belle Africaine », pour voir, comme dit monsieur Reeves, ce qu’elle a derrière la tête.
Morane se mit à rire lui aussi.
— Espérons qu’elle aura autre chose qu’une tumeur au cerveau, dit-il comiquement, car une tumeur au cerveau ne mène nulle part, sauf peut-être, avec un peu de chance, au cabanon. Et j’ai envie de sentir le grand vent de la liberté me fouetter le visage. Radiographie, mon sort est entre tes mains…
Clairembart se leva brusquement et saisit son chapeau posé à terre, tout contre ses pieds.
— Je propose que nous nous rendions chez mon vieil ami, le professeur Lowistein. Nous le tirerons du lit et, comme il possède tout le matériel nécessaire, nous saurons avant une heure si la princesse Nefraït est seulement une petite dame écervelée ou si, au contraire, elle a réellement quelque chose à nous révéler.
Frank Reeves, lui, ne disait rien. Il regardait l’image de Nefraït avec une curiosité de plus en plus grande. Clairembart agissait dans un but scientifique, Morane par goût de l’aventure et du mystère. Mais lui, Reeves, que cherchait-il derrière ce profil énigmatique ? Il ne possédait aucun goût pour l’archéologie et ses avatars en Nouvelle-Guinée l’avaient à jamais dégoûté de l’aventure avec un grand A. Quant à sa fortune, elle dépassait de loin celle de toutes les princesses Nefraït passées et à venir. Alors quoi ? Que cherchait-il ? Qu’est-ce qui le passionnait depuis le début pour cette médiocre toile d’un maître inconnu, pour cette princesse de carnaval ? Il aurait été bien en peine de le dire.
Il prit un journal traînant sur le bureau et, rapidement, en enveloppa l’original de la « Belle Africaine ». En lui-même, il pensait : « Allons, Madame Nefraït, un peu de radiographie ne vous fera pas de mal. Je pourrai ainsi admirer les os de votre crâne comme je l’ai fait jadis pour ma tante Jennifer, qui souffrait de troubles mentaux. Peut-être, vue en transparence sur la plaque sensible lui ressemblerez-vous. Et Dieu sait comme elle était laide ! ».